Ma famille et moi avons quitté le Mexique pour immigrer au Québec en 2003. Mes proches me racontent encore des histoires sur leur enfance dans notre pays d’origine. L’une d’entre elles est que pendant la Deuxième Guerre mondiale, le Mexique fut marqué par des vagues d’immigration juive. Mes parents se souviennent encore de ces nombreuses familles qui ont fui la guerre pour s’établir dans les régions mexicaines.
Lors des fêtes traditionnelles, les Mexicain·e·s trinquent, dansent, et surtout, adorent utiliser des feux d’artifice. Mes parents racontent que lors des festivités, à chaque éclat de feu d’artifice, iels entendaient des cris d’horreur provenant des maisons des familles juives. Bien que les cris étaient une réponse à un déclencheur d’un souvenir de la guerre chez les familles juives, cette coutume ne fut pas remise en question par le voisinage, possiblement par manque de connaissances sur le trauma. Selon mes parents, les Mexicains·e·s passaient sous silence ces situations, comme s’il y avait un malaise ou une incompréhension en lien avec la détresse de ces familles. Ultimement, cette coutume d’utiliser des feux d’artifice n’a pas été remise en question.
L’approche sensible aux traumas
Les événements traumatiques peuvent causer de la terreur, de l’impuissance et du stress chez les survivant·e·s 2 ,3 . En plus d'être exposées quotidiennement à des souvenirs liés à l’évènement traumatique, les victimes sont aussi confrontées à des risques de retraumatisation 2 ,3 ,4 ,5 . De ce fait, il est possible que des éléments rappelant l’événement traumatique éveillent des réactions chez les survivant·e·s. Si nous revenons à l’histoire racontée par mes parents, les immigrant·e·s juif·ve·s criant d’horreur lors des feux d’artifice sont un bon exemple de risque de retraumatisation possible. En effet, les feux d’artifice utilisés lors des fêtes nationales leur rappelaient les coups de feu et la violence de l’Holocauste.
Par ailleurs, les traumas ont des impacts durables sur les survivant·e·s, tels que des difficultés relationnelles, des conflits identitaires, des troubles de santé mentale, des problèmes de consommation ou des douleurs chroniques 2 ,3 . En ce sens, le grand public est concerné par cet enjeu, et une approche adaptée aux traumas semble être une voie prometteuse pour le mieux-être et le rétablissement des survivant·e·s 2 ,3 ,5 .
L’approche sensible aux traumas propose de mettre l’accent sur le vécu des individus plutôt que de porter un jugement sur les symptômes traumatiques 2 . Elle nous amène donc à poser la question « que vous est-il arrivé ? » plutôt que « qu’est-ce qui ne va pas avec vous ? » 2 ,3 ,4 . Ainsi, ce discours invite la population à partir d'emblée du principe que la majorité des personnes ont vécu un ou des événements traumatiques au courant de leur vie 3 . Elle propose un dépistage du trauma auprès de la population générale 1 . Cette approche nous sensibilise aussi aux difficultés quotidiennes des survivant·e·s 3 ,5 . Par exemple, dans le cas des feux d’artifice, un préavis provenant de la municipalité aurait pu être un moyen d’instaurer une pratique sensible aux traumas vécus par les immigrant·e·s juif·ve·s.
Les 4 clés de l’approche sensible aux traumas
L’approche sensible aux traumas soulève quatre éléments clés. Un organisme, une société ou un système gagne à :
1. Réaliser l’impact des traumas sur les survivant·e·s, leur entourage, le système de santé, les intervenant·e·s et le grand public.
Réaliser permet de comprendre l’ampleur des traumas au sein de la société. Cet élément clé nous invite à être conscient·e·s que certaines réactions des victimes sont des stratégies de survie relatives aux émotions, pensées ou comportements résultant des événements traumatiques 3 . Reprenons le récit de mes parents pour illustrer cet élément : les cris des survivant·e·s juif·ve·s étaient associés à une retraumatisation chez elleux. Assister à ces cris avait des conséquences sur le voisinage, c’est-à-dire une partie de leur entourage. En effet, les Mexicain·e·s identifiaient la détresse de ces individus et vivaient un malaise en lien avec celle-ci. Dans cet exemple, le grand public a ignoré la situation, mais une approche sensible aux traumas aurait répondu autrement à cette possible retraumatisation des familles juives. Ce que l’histoire ne dit pas, c’est si le système de santé et les intervenant·e·s auprès de ces survivant·e·s de l’Holocauste ont aussi été touché·e·s de près ou de loin par ces feux d’artifice, par exemple en devant prodiguer des soins de première ligne ou en vivant une fatigue de compassion.
2. Reconnaître les signes et les symptômes des traumas.
Reconnaître le trauma et ses impacts est une base pour améliorer nos interactions avec les survivant·e·s
3
. Un événement traumatique prendra une signification différente selon les personnes
2
. Cependant, les traumas sont souvent des événements qui se déroulent dans un contexte imprévisible, nouveau, où la victime n’a pas de contrôle sur la situation et où son identité est menacée
2
. De multiples symptômes peuvent se présenter chez les survivant·e·s à la suite de l’événement traumatique, entre autres des humeurs dépressives, des enjeux d’attachement, des idées suicidaires, des souvenirs de l’événement (reviviscences), des pertes de mémoire, de la culpabilité, de la méfiance ou des difficultés relationnelles
2
. Par ailleurs, les signes et les symptômes du trauma peuvent se présenter plusieurs mois, voire des années après les événements traumatiques. Dans le cas des immigrant·e·s juif·ve·s, les cris d’horreur étaient la réponse à une reviviscence et donc, à un symptôme du trauma. Comprendre ces signes aurait pu éclairer la population mexicaine à réagir face à la souffrance de leurs voisin·e·s.
3. Répondre aux besoins des survivant·e·s à partir de soins, de politiques et d’interventions basés sur 1) des données scientifiques et 2) des témoignages de victimes.
C’est à partir de données fiables et de l’expérience des survivant·e·s que nous pouvons améliorer nos contacts avec ces dernier·ère·s. La recherche soulève l’importance de sensibiliser le personnel des différentes institutions avec des formations sur le trauma et du soutien professionnel spécialisé 2 ,3 . Assurer un environnement physique et psychologique sécuritaire pour le personnel et les victimes est également à prioriser. Favoriser une collaboration avec les survivant·e·s en les invitant à prendre la parole sur les interventions sensibles à leur réalité et sur leurs besoins est un moyen parmi tant d’autres d’installer un environnement sensible aux traumas 2 ,3 . Ce type d’action prévient les dynamiques de pouvoir, ce qui peut faire écho, dans certains cas, à l’événement traumatique où l’agresseur·e a souvent une emprise sur sa victime 2 . Pour les immigrant·e·s juif·ve·s, par exemple, il aurait pu être pertinent pour la municipalité d’inviter les familles à exprimer leurs besoins en lien avec les festivités et de trouver des façons de répondre à ceux-ci.
4. Résister à retraumatiser les survivant·e·s.
Ce dernier élément clé découle des trois autres. En effet, afin de résister à la retraumatisation, il faut comprendre l’ampleur du trauma, ses impacts et répondre aux besoins des victimes selon des interventions fiables. C’est en adaptant nos interactions qu’il est possible de résister à la retraumatisation 3 . Dans le récit de mes parents, la population mexicaine qui ignore les cris des familles est un exemple concret d’action ignorant le trauma original, et qui, par conséquent, ne résiste pas à la retraumatisation. Comprendre la raison derrière ces cris et agir en conséquence afin de prévenir la détresse chez les familles juives aurait été un bon exemple de résistance à la retraumatisation. Cela aurait offert un environnement sécuritaire atténuant les risques de retraumatisation 2 . Cela étant dit, bien qu’il soit impossible de contrôler et d’éviter tous les risques de retraumatisation, l’approche sensible aux traumas est un moyen de les diminuer 2 .
Pertinence
L’approche sensible aux traumas est basée sur des données empiriques 3 ,4 ,5 . C’est en éduquant et en sensibilisant que cette approche introduit des principes sensibles aux réalités des survivant·e·s de traumas au sein des institutions 1 , 5 Alors que les recherches appuient les effets bénéfiques de celle-ci, le vécu des survivant·e·s reste la meilleure source d’information pour pousser les réflexions et les actions sensibles aux traumas 3 ,4 . Effectivement, cette approche redonne le pouvoir aux victimes en les invitant à prendre la parole sur les interventions à modifier, ce qui favorise leur résilience 1 ,3 ,4 ,5 .
Par ailleurs, je me demande à quoi auraient pu ressembler les souvenirs de mes parents, si la population mexicaine avait assuré un milieu sécuritaire pour les survivant·e·s et une meilleure solidarité au sein du voisinage afin de répondre aux besoins des familles juives nouvellement immigrées. À l’approche imminente des fêtes nationales québécoise et canadienne, je me demande aussi quelles pistes d’action pourraient être entreprises pour favoriser l’approche sensible aux traumas pour les survivant·e·s de traumas dans un contexte qui peut être festif pour certains, mais source de détresse pour d’autres.
*Cet article a été rédigé dans le cadre du cours Adultes victimes de violence durant l’enfance, enseigné par la directrice de TRACE, Natacha Godbout, à l’automne 2021.
Pour citer cet article : Rocha, A. (2022, 20 juin). Les feux d’artifice, une opportunité d’intégrer l’approche sensible aux traumas ? Blogue TRACE. https://natachagodbout.com/fr/blogue/les-feux-dartifice-une-opportunite…
- 2 a b c d e f g h i j k l m n Manitoba Trauma Information and Education Centre (2013). Trauma‐informed: The trauma toolkit. https://trauma-informed.ca/wp-content/uploads/2013/10/Trauma-informed_T…
- 3 a b c d e f g h i j k l m n o Substance Abuse and Mental Health Services Administration (SAMHSA). (2014). SAMHSA’s Concept of Trauma and Guidance for a Trauma-Informed Approach (Publication no (SMA) 14-4884). https://store.samhsa.gov/sites/default/files/d7/priv/sma14-4884.pdf
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