Lorsqu’on parle d’amour et d’intimité, on pense souvent à deux personnes, engagées dans une relation « sérieuse », pour le meilleur et pour le pire. Cependant, des alternatives à ce modèle de couple ont progressivement gagné en visibilité, en particulier celles où l’exclusivité n’est pas centrale. Quelles sont ces alternatives et qui sont les personnes qui s’en revendiquent ?
L’amour est souvent pensé comme un sentiment intemporel et universel, une chose que tout le monde chercherait en s’engageant dans une relation romantique, à long terme et exclusive. Cependant, ce que doit être une « bonne » relation n’a cessé d’évoluer avec le temps et selon les sociétés. Durant les dernières décennies, les manières de vivre l’intimité ont progressivement évolué. Les institutions traditionnelles, comme la famille, la religion ou l’État jouent un rôle moins central, notamment grâce à l’apport des mouvements queers et féministes. Si l’exclusivité amoureuse et sexuelle reste la règle principale pour une majorité de personnes1, des formes alternatives au couple exclusif ont progressivement gagné en visibilité. Parmi celles-ci, on retrouve notamment celles incluant la possibilité de fréquenter plusieurs partenaires – qu’il s’agisse de relations sexuelles ou amoureuses – et dans lesquelles l’ensemble des personnes impliquées donnent leur accord à une ouverture de la relation. Que nous disent ces nouvelles formes de relations de l’amour et de l’intimité ? S’agit-il d’une fin de l’amour romantique ou, au contraire, de son évolution ?
Les différentes formes de pluralités
De nombreux termes sont utilisés pour décrire les relations plurielles et les recherches ne sont pas toutes d’accord sur les différentes pratiques qui les composent2. Si les personnes qui s’en revendiquent ont parfois des définitions qui peuvent varier en fonction de différents critères, on peut cependant les classer en trois grands types, certaines supposant l’existence d’un couple et d’autres non 3 :
| Définition | Exemples | |
| Amours plurielles | Les personnes peuvent entretenir ouvertement plusieurs relations sexuelles et/ou romantiques de manière simultanée et transparente. Il peut y avoir plusieurs relations de couple en parallèle ou alors les personnes ne se disent pas en couple, mais simplement amoureuses. |
Solo-polyamour* : personne qui ne se définit pas en couple, mais qui peut fréquenter simultanément une ou plusieurs personnes Trouple/quad : couple amoureux impliquant trois ou quatre partenaires. Anarchie relationnelle : forme de polyamour qui donne une importance égale à toutes les relations, qu’elles soient amoureuses, sexuelles ou encore amicales. |
| Sexualités de groupe | Relations sexuelles à plusieurs allant de trois à un nombre indéfini de personnes, généralement sans implication amoureuse. Les personnes peuvent être en couple ou ne pas avoir de liens amoureux entre elles. |
Échangisme : relation sexuelle impliquant généralement 2 couples qui échangent leur partenaire. Mélangisme : relation sexuelle de groupe sans pénétration Trip à trois : Relation sexuelle entre 3 personnes |
| Couples ouverts ou libres | Deux personnes formant un couple se laissent la possibilité de fréquenter intimement d’autres personnes, généralement de manière sexuelle. | Les différentes formes de couple ouvert varient d’une relation à l’autre. L’autre partenaire peut être au courant des relations extra-conjugales ou peut aussi ne pas vouloir le savoir. Il peut s’agir de relations purement sexuelles ou avec une intimité limitée dans la forme et le temps. |
Quelle que soit la configuration et le sens qu’en donnent les individus, ces pluralités se distinguent de l’infidélité ou de la polygamie. Ces relations plurielles sont parfois appelées « non-monogamies éthiques » ou « non-monogamies consensuelles » puisqu’elles impliquent un dialogue ouvert afin de tenter trouver un accord mutuel entre les personnes concernées. La communication et la réciprocité sont donc primordiales, l’équilibre entre les besoins et les envies de chacun·e étant activement recherché. Toutefois, ces définitions ne sont que théoriques et la question se pose de savoir comment vivent concrètement les personnes qui déclarent être dans l’une de ces formes de relation. Après des entretiens menés auprès de vingt personnes âgées de 27 à 51 ans, quatre résultats ressortent de ma recherche, permettant de mettre en lumière les enjeux autour de l’expérience amoureuse et intime dans la modernité.
Le couple reste une référence centrale dans l’intimité amoureuse
Un premier résultat marquant est que le couple – soit une relation engagée, privilégiée et à long terme – reste une référence encore forte et structurante pour les personnes interrogées. On pourrait penser que l’entrée dans une relation non exclusive constitue une fuite hors du couple et l’expression d’un simple désir personnel, ce qui n’est pas le cas. Par exemple, deux personnes qui décident d’ouvrir leur couple (c’est-à-dire un couple ouvert), ne le feront pas de manière unilatérale et toute nouvelle rencontre qui pourrait menacer la stabilité de leur relation pourra les mener à refermer rapidement la relation pour une durée plus ou moins longue. Chez les personnes adeptes de sexualité de groupe, des règles plus ou moins strictes pourront être posées, comme le fait de réserver certaines pratiques au couple principal (pas de pénétration hors du couple, par exemple) ou de tout faire en présence de l’autre. Même pour certaines personnes polyamoureuses (qui est une forme d’amour plurielle), le fait d’habiter ensemble peut donner plus d’importance à une relation, la cohabitation venant avec certaines obligations.
Le couple demeure ainsi un repère central qui permet aussi bien de cadrer les manières d’être et de se comporter ensemble que de se projeter dans l’avenir autour d’un projet commun (par exemple, faire des enfants, acheter une maison, passer des moments privilégiés, etc.). Si des relations affectives fortes peuvent être nouées avec d’autres personnes en dehors de la relation principale, le couple et son projet conservent un caractère central.
Les relations plurielles tendent à évoluer avec le temps
L’engagement au sein d’une relation non exclusive n’est jamais définitif. Bien au contraire, les formes de relations – monogames ou non – ne sont pas linéaires tout au long de la vie. Ainsi, la relation peut redevenir exclusive pendant un temps à la suite d’un événement particulier (par exemple, un décès, des doutes quant à la stabilité de la relation principale, la parentalité, etc.), passer d’un accord strictement sexuel à une forme d’amour plurielle ou encore participer à des moments de sexualité de groupe quand l’occasion s’y prête. Par exemple, un couple ayant des relations sexuelles de groupe pourra partager une intimité régulière avec un autre couple avec des gestes d’affection plus poussés, mais sans pour autant se revendiquer polyamoureux, ou encore un couple ouvert pourra glisser vers une forme d’amour pluriel, comme le polyamour, si des sentiments se développent pour un ou une amante. L’accord relationnel est donc très souvent renégocié en s’adaptant aux aléas de la vie, des rencontres ou des envies des personnes concernées, en mélangeant différentes formes de non-exclusivité ou revenant parfois à une exclusivité sexuelle ou amoureuse sur une durée plus ou moins longue.
Le moment de vie influence le mode relationnel
Les résultats démontrent que c’est plus le moment de vie – davantage que la manière dont les personnes se déclarent – qui va influencer le mode de relation choisi par les partenaires. Si l’adolescence est généralement caractérisée comme une période où le couple exclusif et à long terme est recherché4, l’entrée au Cégep ou à l’université constitue des périodes d’expérimentations et de questionnement du modèle exclusif. Les personnes, confrontées à d’autres formes de relations et profitant de l’anonymat des grandes villes, sont alors plus à même de nouer des relations simultanées et parallèles, d’expérimenter d’autres formes d’intimité ou encore de vivre des moments de sexualité de groupe5. Cependant, la trentaine signe un retour au couple exclusif traditionnel, le plus souvent dans la perspective de fonder une famille. La parentalité, que ce soit lors de l’arrivée des enfants ou lorsqu’ils ou elles deviennent plus indépendantes, peut cependant être l’occasion de renégocier la norme d’exclusivité, en particulier pour les femmes qui déclarent souvent s’être senties réduites à un rôle de mère. Enfin, la quarantaine est un moment de remise en question des normes et d’autres formes d’intimités plurielles peuvent survenir durant cette période. C’est aussi une période de la vie où les personnes peuvent décider de vivre davantage pour elles-mêmes et sont plus critiques des normes qu’elles ont pu suivre auparavant. Par exemple, une femme qui avait vécu une vie totalement monogame changea radicalement au début de sa quarantaine, se découvrant une attirance pour les femmes et s’engageant dans un trouple – soit un couple composé de trois personnes – avec son conjoint et une autre femme.
Être en pluralité : un équilibre précaire entre soi, l’autre et le couple
Lorsque l’on aborde la question de l’intimité amoureuse et sexuelle, il est courant d’entendre que l’amour serait mort, détruit par l’égoïsme de nos sociétés modernes6. Or, l’étude des relations plurielles montre des réalités plus contrastées qu’elles n’y paraissent. Les personnes qui s’engagent dans une relation non exclusive ne le font pas de manière unilatérale, mais sont prises dans des envies et des attentes parfois opposées, ce que je nomme une triple fidélité :
-
Une fidélité envers elles-mêmes : les désirs et les aspirations propres à chaque personne ;
-
Une fidélité envers le ou la partenaire : concerne l’autre dans sa singularité ;
-
Une fidélité envers le couple : concerne le projet de couple bâti à deux (partage d’un quotidien, souvenirs communs, parentalité, etc.).
Le désir d’ouvrir la relation ou d’explorer des formes relationnelles non exclusives peut ainsi mettre en tension ces trois formes de fidélité. Si la personne concernée peut en éprouver l’envie par fantasme ou par besoin de s’éprouver en dehors de la relation (fidélité à soi-même), ce désir pourra être mis de côté, soit du fait d’un·e partenaire réticent·e (fidélité à l’autre) ou pour ne pas menacer la pérennité du projet conjugal (fidélité au couple). Selon le moment de vie, certaines formes de fidélité pourront être privilégiées. Plus les personnes sont jeunes, plus la fidélité au couple et à l'autre sera privilégiée, alors que l'avancée en âge amène davantage les personnes à se privilégier elles-mêmes.
Conclusion
Les personnes qui vivent dans des relations non exclusives ne rejettent ni l’amour ni l’engagement. Bien au contraire, leurs représentations de l’amour sont les mêmes que celles des personnes exclusives. Elles décrivent bien le besoin d’être transportées, d’aimer et d’être aimées et sont farouchement attachées au serment fait aux personnes qu’elles aiment. La tension ne vient donc pas d’une incapacité à aimer, mais plutôt de l’aspect très ambivalent de ce que doit être un couple aujourd’hui. Celui-ci est censé être le lieu qui permet l’expression la plus authentique de soi tout en encourageant la fusion et le sacrifice de soi au profit du projet conjugal. Or, demander à une seule personne d’être en même temps une amante désirable, une meilleure amie fidèle ou un parent attentionné peut parfois être lourd à porter. Dès lors, les relations plurielles peuvent être une tentative de réponse à ces enjeux contradictoires, entre le maintien de la relation et l’expression de sa singularité. Si les relations plurielles sont parfois une identité profonde, elles peuvent également survenir à n’importe quel âge et pour de multiples raisons. Plutôt que de les opposer à la monogamie, il serait plutôt pertinent d’en faire une possibilité relationnelle et intime parmi d’autres. L’amour et la sexualité ne sont pas des éléments figés que l’on peut enfermer pour toujours au sein d’une entité, le couple, qui maintiendra sa flamme pour toujours. Ils évoluent, changent et se transforment tout au long de la vie. Et si ceux-ci se vivent parfois au singulier, ils se conjuguent également au pluriel.
Pour citer cet article: Dusseau, F. (2025, 10 novembre). Quand l’intimité se conjugue au pluriel. Blogue TRACE. https://natachagodbout.com/fr/blogue/quand-lintimite-se-conjugue-au-plu…
La publication de article a été rendue possible grâce à notre partenariat avec le Centre de recherche interdisciplinaire sur les problèmes conjugaux et les agressions sexuelles (CRIPCAS) et grâce aux Fonds de recherche du Québec.

- 1
Brake, E. (2011). Minimizing marriage: Marriage, morality, and the law. Oxford University Press.
- 2
Ferrer, J. N. (2021). Love and freedom : Transcending monogamy and polyamory. Rowman & Littlefield Publishers.
- 3
Matsick, J. L., Conley, T. D., Ziegler, A., Moors, A. C. et Rubin, J. D. (2014). Love and sex: Polyamorous relationships are perceived more favourably than swinging and open relationships. Psychology and Sexuality, 5(4), 339‑348. https://doi.org/10.1080/19419899.2013.832934
- 4
Clair, I. (2023). Les Choses sérieuses. Enquête sur les amours adolescentes. Seuil.
- 5
Frank, K. (2013). Plays well in groups: A journey through the world of group sex. Rowman & Littlefield Publishers.
- 6
Illouz, E. (2020). La Fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain. Seuil.




