Des recherches ont montré que vivre de la maltraitance pendant l’enfance — comme de la négligence, des abus physiques, psychologiques ou sexuels — peut nuire au bon développement du cerveau. Cela contribue au fait que les jeunes ayant vécu de la maltraitance sont environ trois fois plus à risque de développer des troubles de santé mentale sévères à l’âge adulte, tels que les troubles bipolaires ou la schizophrénie1,2,3. Pour mieux comprendre ce phénomène, les scientifiques travaillent actuellement sur une nouvelle manière d’observer tôt les effets de la maltraitance sur le cerveau : en regardant à travers les yeux.
Les premiers signes de la maladie observables dès l’enfance ?
Si la maltraitance représente un facteur de risque majeur pour le développement de troubles psychologiques, d’autres éléments sont également en jeu, notamment l’influence de facteurs génétiques. En effet, les enfants de parents souffrant de troubles de santé mentale, comme la schizophrénie ou le trouble bipolaire, présentent un risque de 15 à 20 fois plus élevé de développer un trouble semblable à celui de leurs parents, par rapport aux autres enfants sans histoire familiale de troubles de santé mentale4. Des études menées au Québec montrent d’ailleurs que ces enfants sont à risque de présenter, dès l’enfance ou l’adolescence, des problèmes similaires, quoique moins sévères, à ceux de leurs parents. Par exemple, certains problèmes cognitifs observés chez les personnes atteintes de schizophrénie ou de troubles bipolaires se retrouvent aussi chez leurs enfants5,6. Cela laisse penser que, même si ces troubles de santé mentale se manifestent généralement au début de l’âge adulte, leurs racines pourraient être visibles plus tôt dans le développement.
Observer les effets de la maltraitance sur le cerveau… en regardant les yeux
Cela peut sembler surprenant, mais, afin de mieux comprendre comment la maltraitance peut affecter le cerveau, des scientifiques s’intéressent à la rétine, cette fine membrane située au fond de l’œil. Pourquoi ? Parce que la rétine et le cerveau se développent à partir du même tissu pendant la grossesse. En quelque sorte, la rétine offre une « fenêtre sur le cerveau », accessible de manière non invasive.
Grâce à une technologie appelée électrorétinographie, qui mesure la manière dont les cellules de l’œil réagissent à des flashs lumineux, les scientifiques peuvent détecter certains signes de dysfonctionnements. Par exemple, des études ont montré que les adultes atteints de troubles de santé mentale sévères, comme la schizophrénie ou le trouble bipolaire, présentent des réponses inhabituelles à ces stimulations visuelles. Leurs cellules de l’œil qui détectent les couleurs (les cônes) répondent plus lentement lorsqu’elles sont exposées aux stimulations lumineuses et la réaction produite est plus faible que chez les personnes sans ces troubles7. Fait encore plus étonnant : des études québécoises ont observé que les enfants de ces personnes sont eux aussi à risque de présenter des réponses anormales8. Ces résultats suggèrent que la rétine pourrait offrir un moyen de repérer très tôt les jeunes qui seraient plus à risque de développer des troubles de santé mentale sévères, avant même leur apparition.
Des études pionnières explorent le lien entre la maltraitance et les anomalies rétiniennes
Une étude menée par des chercheurs et chercheuses de l’Université Laval et de l’Université du Québec à Trois-Rivières, publiée en 2024 dans Biomarkers in Neuropsychiatry9, a évalué le lien entre différentes formes de maltraitance et les anomalies de la réponse de la rétine à l’électrorétinographie, auprès d’enfants et d’adolescents à risque familial de troubles de santé mentale sévères, en raison de la présence de ces maladies dans la famille. L’hypothèse supposait que l’effet de la maltraitance sur le développement du cerveau pourrait être observable tôt dans le développement des jeunes à risque. De plus, comme la maltraitance n’a pas les mêmes effets sur le cerveau des enfants de sexe masculin et féminin10,11, il était attendu que cet effet varie selon les sexes.
Pour cette étude, un échantillon de 134 enfants d’un parent souffrant de schizophrénie, d’un trouble bipolaire ou de dépression majeure récurrente a été recruté. Plusieurs types de maltraitance ont été évalués par le biais d’entretiens menés avec les participants et leurs parents, ainsi que par une évaluation exhaustive des dossiers médicaux : la maltraitance physique, sexuelle, émotionnelle, la négligence (émotionnelle et physique) et le fait d’avoir été témoin de violence conjugale entre les parents.
Et puis ? La maltraitance influence-t-elle la rétine ?
Les résultats montrent que la maltraitance, de manière générale, n’est pas associée à la réponse de la rétine à l’électrorétinographie. Toutefois, chez les filles, un lien a été observé entre les abus physiques et des temps de réaction plus longs aux stimulations lumineuses. Il est, à l'heure actuelle, difficile de comprendre pourquoi la violence physique serait plus particulièrement associée aux anomalies de la réponse rétinienne. Cependant, ces résultats vont dans le même sens que ceux d’études antérieures. En effet, certaines études démontrent que la maltraitance n’a pas le même effet chez les enfants de sexe masculin et féminin ayant un parent souffrant de trouble de santé mentale sévère12. D’autres mettent en évidence des effets spécifiques de différentes formes de maltraitance sur le développement du cerveau1.
Une autre façon d’examiner l’œil
Depuis cette première étude, l’équipe a utilisé une autre technologie : la tomographie par cohérence optique (OCT). Contrairement à l’électrorétinographie, qui mesure le fonctionnement de la rétine, l’OCT permet d’observer sa structure en mesurant l’épaisseur des différentes couches de cellules. Les nouveaux résultats, présentés au congrès de la Schizophrenia International Research Society en avril 202513, montrent que plus un enfant a vécu de types de maltraitance, plus certaines couches de neurones dans sa rétine sont épaisses. Les chercheurs et chercheuses pensent que cela pourrait être causé par une réponse inflammatoire face au stress, entraînant un gonflement de certains neurones. Les scientifiques font l’hypothèse que ce gonflement serait un signe précurseur de la dégénérescence éventuelle des cellules nerveuses14,15.
Pourquoi est-ce important ?
Ces découvertes sont préoccupantes, mais aussi pleines de potentiel : si elles sont confirmées, elles pourraient aider à repérer plus tôt les enfants les plus à risque de développer un trouble de santé mentale sévère à la suite de maltraitance, afin de leur offrir un accompagnement soutenu. L’objectif serait d’agir rapidement pour assurer un développement sain du cerveau, limiter les conséquences à long terme de la maltraitance, et prévenir le développement de troubles de santé mentale.
Pour conclure
Aujourd’hui, le milieu de la santé traite souvent les troubles de santé mentale après leur apparition. Or, ces études québécoises proposent de nouvelles avenues de prévention auprès des jeunes les plus à risque. En effet, ces études sont les premières au monde à explorer le lien entre la maltraitance et les anomalies de la rétine chez des humains. De telles avancées pourraient aider à mieux comprendre les causes encore méconnues de certains troubles de santé mentale comme la schizophrénie et les troubles bipolaires. Surtout, ces recherches pourraient permettre d’identifier tôt les jeunes à risque afin de mieux les soutenir et prévenir l’apparition de problèmes de santé mentale sévères.
Pour citer cet article: Dupuis Azizah, M., Deschênes, K., et Berthelot, N. (2025, 13 octobre). Des yeux qui en disent long : repérer les impacts de la maltraitance dans la rétine des jeunes à risque ? Blogue TRACE. https://natachagodbout.com/fr/blogue/des-yeux-qui-en-disent-long-repere…
La publication de article a été rendue possible grâce à notre partenariat avec le Centre de recherche interdisciplinaire sur les problèmes conjugaux et les agressions sexuelles (CRIPCAS) et grâce aux Fonds de recherche du Québec.
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