Vous avez certainement déjà entendu parler d’histoires où un enseignant développe une relation intime avec une élève mineure. Même si ce type de relation est parfois encore romantisé dans les médias, il est généralement perçu négativement et comme un abus* sexuel en raison du rapport de pouvoir inégal. Si les rôles étaient inversés et qu’une enseignante s’engageait dans une relation intime avec un élève de genre masculin, nos perceptions de la relation seraient-elles différentes ?
Un récent phénomène médiatique nous indique que oui. À l’automne 2022, la série télévisée Chouchou a engendré plusieurs discussions au sujet des abus sexuels perpétrés envers les garçons. Cette série raconte l’histoire d’une enseignante de 37 ans (Chanelle) qui développe une relation intime et sexuelle avec son élève de 17 ans (Sandrick). Ce récit dramatique a fait l’objet d’un traitement médiatique et de réactions publiques dommageables pour les hommes victimes d’abus sexuels perpétrés par des femmes durant l’enfance ou l’adolescence. Il est donc impératif de les mettre en lumière et de fournir des pistes visant à améliorer la façon dont nous abordons la victimisation sexuelle au masculin.
D'abord, le Code criminel canadien est clair : des contacts de nature sexuelle entre une personne mineure et une personne en situation d’autorité constituent une infraction. Dans un contexte relationnel où le pouvoir est inégal, comme dans le cas d’une relation enseignant·e-élève, la personne mineure n’a pas la capacité de donner son consentement. La responsabilité revient à la personne en position d’autorité de maintenir un environnement sécuritaire et des limites claires sur les plans relationnel et sexuel. Pourtant, dans le synopsis officiel de la série Chouchou sur la plateforme Noovo, la relation entre la victime et l’auteure des abus sexuels est décrite comme un « dérapage amoureux ». Cette formulation a pour effet de banaliser les comportements de l’enseignante et romantise la relation abusive qu’elle entretient avec son élève de 17 ans. De plus, la majorité des articles publiés dans les médias omettent de mentionner que cette série met en scène une histoire d’abus sexuel et parlent plutôt d’une histoire d’amour illicite, interdite et passionnée. D’une part, l’auteure de l’abus est décrite comme une enseignante dévouée, une épouse fidèle et une mère aimante qui est aveuglée par l’amour et par la passion. D’autre part, la victime est dépeinte comme un adolescent arrogant, audacieux et charmeur. Par exemple :
- Dans le Journal de Montréal, un article décrit l’intrigue comme suit : « une enseignante de 37 ans va succomber aux charmes – non sans avoir d’abord résisté – d’un élève de 20 ans son cadet provoquant (…) sa chute brutale, qui va la mener jusqu’en prison. ».
- Dans Le Devoir, une chroniqueuse intitule son article « Piégée » avec un « e », insinuant ainsi que l’auteure de l’abus en est plutôt la victime. Cet article décrit l’adolescent victime comme suit : « né d’une mère alcoolique, toxique et manipulatrice, l’arrogant adolescent aura tôt fait de profiter du trouble de Chanelle ». Commençons par préciser que les vulnérabilités des victimes ne devraient jamais être utilisées afin de minimiser les gestes posés par l’auteur·e des abus ou pour les responsabiliser de leur victimisation.
Les réactions du public font écho à ces écrits et les commentaires des téléspectateur·ice·s sur les réseaux sociaux dépeignent l’enseignante comme une femme inoffensive qui a commis une erreur. La plupart des téléspectateur·ice·s ne semblent pas réaliser la nature abusive de la relation et plusieurs commentaires viennent même romantiser et érotiser cette dernière. Par exemple, un·e téléspectateur·ice commente sous une publication Facebook de Noovo qu’iel « souhaite tellement que leur histoire d’amour se termine bien ».
Ensemble, ces propos renversent les rôles agresseuse-victime, blâment la victime, acquittent l’agresseuse des responsabilités face au crime perpétré, et nuisent ainsi aux garçons victimes d’abus sexuels. Ces réactions mettent de l’avant l’influence des codes de la masculinité traditionnelle qui prônent qu’un « vrai » homme doit être fort, dominant, en contrôle, prêt et toujours ouvert à des contacts sexuels1 . Ces attentes sociétales à l’égard des garçons et des hommes sont incompatibles avec la victimisation sexuelle. De plus, la persistance du mythe qu’un homme ne puisse pas être victime d’un abus sexuel et qu’une femme ne puisse pas en être l’auteure est mise en lumière. Or, les femmes sont les auteures d’environ un abus sexuel sur 20 commis sur les garçons. Dans la société d’aujourd’hui, les femmes sont encore perçues comme incapables de commettre un abus sexuel et il est attendu qu’elles maintiennent une posture de protection envers les mineur·e·s2 . Par ailleurs, chez les garçons, une sexualité précoce est souvent valorisée et des avances sexuelles de la part d’une femme plus âgée peuvent être considérées comme une « chance » pour le garçon victime3 .
L’ensemble de ces réactions démontre la nécessité d’un changement dans notre manière d’aborder l’abus sexuel au masculin. Rappelons certaines pistes de réflexion visant à favoriser des réponses plus sensibles à la réalité des hommes victimes d’abus sexuel :
- Reconnaître l’existence et l’étendue de la victimisation sexuelle au masculin : les abus sexuels en enfance touchent un garçon sur 104
. Malgré cela, les hommes victimes font face à de nombreux obstacles5
,6
afin de dénoncer les actes et d’obtenir l’aide nécessaire.
- Poursuivre le travail de sensibilisation face à la victimisation sexuelle au masculin auprès de son entourage, des médias, du grand public, des décideur·e·s public·que·s, etc. Il importe de briser les stéréotypes de genre afin de permettre une plus grande reconnaissance de la réalité des hommes victimes d’abus sexuels. Partager largement à son entourage cet article de blogue ou cette vidéo éducative sur ce sujet peut être un bon point de départ pour promouvoir la sensibilisation.
- Rectifier rapidement les faits face aux propos faux et nuisibles circulant dans les médias. Pour ce faire, il est encouragé de suivre les recommandations de la trousse média de l’INSPQ visant à réduire et éventuellement cesser la diffusion de propos nuisibles dans les médias. Par exemple, il importe d’utiliser des mots justes pour décrire les abus. Si nous prenons l’exemple de la série Chouchou, les médias auraient eu avantage à parler d’abus sexuel et non de dérapage amoureux.
- Rappeler les conséquences destructrices des abus sexuels chez les hommes et les garçons. Des vidéos de témoignages sont disponibles sur le site de notre projet de recherche, le Collectif national sur la victimisation au masculin (CNVAM) et permettent de constater l’ampleur des répercussions de la victimisation sexuelle sur le bien-être.
- Accueillir, croire et valider le témoignage des hommes victimes dans le but de faciliter le dévoilement, d’encourager la recherche d’aide et d’éviter la retraumatisation.
- Si un homme de votre entourage vous dévoile une situation d’abus duquel il a été victime, l’informer des services en place venant en aide aux hommes victimes. Ces services sont accessibles à travers le Québec et sont répertoriés sur le site du CNVAM.
- S’assurer de former et sensibiliser les intervenant·e·s aux réalités de la victimisation masculine dans le but de promouvoir un soutien adéquat au sein des ressources d’aide.
Le traitement médiatique de la série « Chouchou » a permis de mettre en lumière des discours peu nuancés, voire nuisibles concernant la victimisation sexuelle au masculin. Toutefois, il relève de la responsabilité de toustes de tenir des propos sensibles à la réalité des agressions sexuelles vécues par les garçons et des hommes. En améliorant la façon dont nous abordons la victimisation au masculin, nous favoriserons le dévoilement et les processus de rétablissement des victimes.
*Bien que le terme « abus » soit un anglicisme, nous avons privilégié cet usage à « agression », car il est un terme pouvant être plus porteur de sens pour les hommes qui ont vécu des abus sexuels à l’enfance. En effet, ceux-ci rapportent que le terme « agression » a une connotation violente, qu’ils ne reconnaissent pas systématiquement dans l’abus qu’ils ont vécu.
La publication de cet article a été rendue possible grâce à notre partenariat avec le Centre de recherche interdisciplinaire sur les problèmes conjugaux et les agressions sexuelles (CRIPCAS) et grâce aux Fonds de recherche du Québec.
Pour citer cet article: Lebeau, R., Ledoux-Labelle, M.-J., et Godbout, N. (2024, 2 avril). Discuter des abus sexuels dont les garçons sont victimes: Mini-guide des réactions et discours sensibles aux traumas. Blogue TRACE. https://natachagodbout.com/fr/blogue/discuter-des-abus-sexuels-dont-les…
- 1Parent, M. C., et Moradi, B. (2009). Confirmatory factor analysis of the Conformity to Masculine Norms Inventory and development of the Conformity to Masculine Norms Inventory-46. Psychology of Men & Masculinity, 10(3), 175–189. https://doi.org/10.1037/a0015481
- 2Saradjian, J. (2010). Understanding the prevalence of female-perpetrated sexual abuse and the impact of that abuse on the victims. Dans T.A. Gannon et F. Cortoni (dir.), Female sexual offenders: Theory, assessment, and treatment. Wiley-Blackwell.
- 3Murray, S. H. (2020). Not always in the mood: The new science of men, sex and relationship. Rowman & Littlefield.
- 4Kloppen, K., Haugland, S., Svedin, C. G., Mæhle, M., et Breivik, K. (2016). Prevalence of child sexual abuse in the nordic countries: A literature review. Journal of Child Sexual Abuse, 25(1), 37‑55. https://doi.org/10.1080/10538712.2015.1108944
- 5Easton, S., Saltzman, L. Y., et Willis, D. G. (2014). "Would you tell under circumstances like that?”: Barriers to disclosure of child sexual abuse for men. Psychology of Men & Masculinity, 15(4), 460 469. http://dx.doi.org/10.1037/a0034223
- 6Halvorsen, J. E., Tvedt Solberg, E., et Hjelen Stige, S. (2020). “To say it out loud is to kill your own childhood.” – An exploration of the first-person perspective of barriers to disclosing child sexual abuse. Children and Youth Services Review, 113, 104999. https://doi.org/10.1016/j.childyouth.2020.104999