Nous sommes souvent porté⋅e⋅s à prêter davantage attention aux manifestations comportementales qu’à leurs causes sous-jacentes. Dans un contexte d’interaction avec des jeunes manifestant différentes difficultés comportementales, cela peut nous amener à leur attribuer différentes étiquettes, en oubliant qu’iels peuvent avoir vécu des traumas interpersonnels (p. ex. abus physiques, abus sexuels, négligence, mauvais traitements psychologiques). Ces étiquettes peuvent donc dévier notre attention de la souffrance et des blessures qui peuvent se cacher derrière leurs comportements. Cela influencera nécessairement nos réponses et nos interventions envers celleux-ci : les adultes peuvent alors avoir l’impression qu’iels doivent « casser » le comportement des jeunes, et cela peut malheureusement mener à des luttes de pouvoir, où ces dernier⋅ère⋅s peuvent se braquer plutôt que de se sentir vu⋅e⋅s et entendu⋅e⋅s.
Certes, les comportements des jeunes ayant vécu des traumas interpersonnels peuvent parfois être difficiles à comprendre, et peuvent générer des sentiments d’impuissance, de confusion, de désespoir, de colère ou même de honte chez les adultes (p. ex. parents, familles d’accueil, enseignant⋅e⋅s, intervenant⋅e⋅s) qui en prennent soin. Afin de retrouver un sentiment d’espoir par rapport aux comportements que peuvent présenter certain⋅e⋅s jeunes ayant vécu des traumas et par rapport à votre capacité à leur offrir une réponse qui favorisera la guérison de leurs blessures traumatiques, je vous invite à enfiler votre costume de détective et à sortir votre loupe pour observer de plus près ce qui peut se cacher sous leurs comportements. Cela vous permettra d’adopter une posture de découverte de leur monde intérieur et vous permettra d’intervenir de façon sensible et adaptée à leurs besoins.
Le modèle de l'iceberg
Dans mon livre « 10 questions sur le trauma complexe chez l’enfant et l’adolescent : Mieux comprendre pour mieux intervenir » (Éditions Midi trente), je propose le « modèle de l’iceberg » afin de vous aider à mieux comprendre les comportements des jeunes ayant vécu des traumas. Ce modèle illustre ce qui peut se trouver « sous » les comportements des jeunes.
Le modèle de l’iceberg nous rappelle que les comportements et les émotions des jeunes ayant vécu des traumas peuvent s’expliquer par :
1) la suractivation de leur cerveau de survie ;
2) la désactivation de leur cerveau réflexif ;
3) l’absence de stratégies efficaces pour moduler leurs émotions ;
4) la recherche de satisfaction de besoins non comblés.
Reprenons une à une les raisons qui peuvent sous-tendre les manifestations comportementales et les émotions des jeunes ayant vécu des traumas.
1. La suractivation du cerveau de survie
Le cerveau de survie est la partie de notre cerveau qui s’active face à un danger ou une menace. Afin d’assurer notre protection, notre cerveau de survie déclenche différents types de réactions dans notre corps, soit le combat, la fuite, l’immobilisation ou la soumission.
Les jeunes ayant vécu des traumas interpersonnels chroniques et répétés ont vu leur cerveau de survie activé à de multiples reprises au cours de leur vie. Des conséquences peuvent découler du fait que le cerveau de survie soit activé trop souvent ou trop longtemps. Par exemple, le cerveau pourrait avoir de la difficulté à faire la différence entre un vrai danger et une situation inoffensive, ce qui fait qu’il peut se tromper et déclencher des réactions de combat, de fuite, d’immobilisation ou de soumission dans des situations où il n’y a pas de réelle menace.
De plus, le cerveau de survie des jeunes ayant vécu des traumas pourrait rester « allumé », et ce, même en l’absence d’un danger : il devient alors le mode de fonctionnement par défaut. Les jeunes peuvent alors être hypervigilant⋅e⋅s, c’est-à-dire qu’iels sont constamment sur leurs gardes et alertes. À l’opposé, le cerveau de survie de certains jeunes pourrait finir par s’essouffler, à force d’être dans un état perpétuel de mobilisation : il ne serait alors plus efficace, et ces jeunes pourraient sembler peu conscient⋅e⋅s des dangers et de leur environnement, amorphes et passif⋅ve⋅s.
2. La désactivation du cerveau réflexif
Le cerveau réflexif est le siège des fonctions exécutives, opéré par notre cortex préfrontal. Concrètement, les fonctions exécutives nous permettent d’analyser, de planifier, d’organiser, de réguler nos émotions et nos comportements, d’évaluer des solutions, de retarder ou d’inhiber une réponse, d’anticiper des conséquences, de réfléchir à des solutions de rechange, de résoudre des problèmes, de retenir et d’exécuter des consignes, etc.
Lorsque notre cerveau de survie est activé, notre cerveau réflexif s’éteint, car lorsque nous sommes face à un danger, il vaut mieux agir que réfléchir. En raison de la possible suractivation du cerveau de survie des jeunes ayant vécu des traumas, leur cerveau réflexif peut avoir été souvent éteint, ce qui peut avoir comme conséquence d’altérer le développement des fonctions y étant associées. Ces fonctions sont pourtant essentielles afin de bien naviguer dans leur environnement (que ce soit à l’école, au travail ou en société de façon plus générale).
Des difficultés sur le plan des fonctions exécutives, qui nous permettent de contrôler nos pensées, émotions et actions, peuvent alors être observées. Par exemple, cela peut se traduire par :
- Une faible tolérance aux délais ;
- Des difficultés à retenir et à exécuter des consignes ;
- Des difficultés à prendre des décisions et à faire des choix, à considérer le point de vue d’autrui ;
- Des difficultés à résoudre des problèmes et à chercher des solutions, à analyser, à planifier et à organiser ;
- Rester fixé⋅e sur une idée ;
- De l’inattention et de l’impulsivité.
3. L’absence de stratégies efficaces pour moduler les émotions et les sensations physiologiques
L’absence de stratégies efficaces pour moduler les émotions et les sensations physiologiques peut amener les jeunes à s’appuyer sur des comportements qui peuvent diminuer momentanément la détresse et la tension interne. Cela peut être, par exemple, de l’automutilation, la recherche de sensations fortes, la consommation de substances, des comportements sexuels à risque ou des troubles de comportements alimentaires.
Cette absence de stratégies peut être liée à différents facteurs : absence d’un soutien externe pour réguler les émotions, absence d’adultes comme modèles sains de régulation émotionnelle, manque d’accès au cerveau réflexif, langage émotionnel peu développé favorisant l’incompréhension de l’expérience interne, émotions dont l’intensité, la nature ou la fréquence excèdent les ressources du jeune, etc. En somme, les jeunes ayant vécu des traumas n’ont pas toujours eu la chance de s’appuyer sur des adultes pour les aider à se réguler, ce qui a pu entraver le développement de leurs capacités de régulation émotionnelle.
4. La recherche de satisfaction d’un besoin non comblé
Les jeunes ayant vécu des traumas ont souvent vécu des manques, de l’imprévisibilité ou de l’incohérence en ce qui a trait à la réponse à leurs besoins. Iels peuvent donc avoir appris à les satisfaire autrement ou à les crier très fort pour qu’ils soient entendus et comblés. Certains comportements − comme pleurer, crier, faire une crise, accumuler de la nourriture, voler des objets, mentir, inventer des histoires, s’inventer des qualités ou des compétences, présenter des comportements sexualisés inappropriés, tenter de contrôler autrui ou l’environnement, violer les frontières d’autrui − peuvent donc être une recherche de satisfaction de besoins non comblés.
Ces besoins peuvent être :
- Physiologiques (p. ex. manger, boire, dormir) ;
- Relationnels (p. ex. appartenance, amitié, intimité) ;
- Émotionnels (p. ex. validation ou expression des émotions) ;
- De sécurité (p. ex. sécurité physique/psychologique/matérielle) ;
- D’estime (p. ex. reconnaissance, connaissance de soi, développement de l’identité) ;
- D’accomplissement (p. ex. vivre des réussites), etc.
Conclusion
L’humain est complexe et un comportement peut avoir plusieurs sources. L’idée ici est simplement d’amorcer une réflexion quant à ce qui peut expliquer le comportement des enfants et des adolescent⋅e⋅s ayant vécu des traumas. Cela nous amène ensuite à réfléchir à ce que nous pouvons faire pour les aider à « calmer » leur cerveau de survie, à « muscler » leur cerveau réflexif, à moduler et réguler leurs émotions, et pour répondre à leurs besoins.
Retenez une chose : les comportements observés chez les jeunes ayant vécu des traumas ne sont souvent que la pointe d’un iceberg. Mon conseil ? N’ayez pas peur de vous mouiller et plongez sous l’eau afin de découvrir ce qui se cache sous la pointe de l’iceberg et ce qui explique les comportements des jeunes. En ciblant les causes sous-jacentes aux comportements plutôt que les symptômes apparents, vos interventions seront plus efficaces et les comportements inadaptés que peuvent présenter les jeunes s’éteindront plus facilement. De plus, les jeunes sentiront qu’enfin, iels peuvent faire confiance aux adultes pour les soutenir et répondre à leurs besoins, et la relation qui vous unit sera une opportunité de guérison d’une importance capitale.