L’agression sexuelle en enfance est un problème de santé publique avec des conséquences durables. Elle touche au moins 1 garçon sur 101 ,2 , ce qui représente la pointe de l’iceberg du nombre de cas, car les hommes survivants font face à de nombreux obstacles qui limitent leur dévoilement3 ,4 .
Les hommes survivants attendent en moyenne plus de 20 ans pour dévoiler une première fois et attendent en moyenne 28 ans avant d’en discuter de façon approfondie4 ,5 ,6 . Ces délais sont associés à moins de demandes d’aide, ainsi qu’à davantage de difficultés psychologiques et relationnelles7 ,8 . Ainsi, il semble rester beaucoup de sensibilisation à effectuer auprès de la population afin de mieux comprendre les obstacles au dévoilement des hommes ayant vécu une agression sexuelle dans l’enfance.
Les stéréotypes de genre et les normes liées à la masculinité sont au cœur de ces obstacles9 . Dès l'enfance, les garçons apprennent qu’ils doivent être forts, autonomes, en contrôle de leurs émotions et capables de se défendre ou de trouver seuls des solutions à leurs problèmes. La victimisation va à l’encontre de ces normes. Cela exacerbe les sentiments de honte, de vulnérabilité, de faiblesse, d’infériorité, d’humiliation, de stigma, etc. En retour, ces sentiments renforcent le secret et l’isolement3 , minimisant la possibilité de demander et de recevoir de l’aide10 .
Certains hommes survivants craignent aussi la perte de contrôle émotionnelle que pourrait provoquer un dévoilement, puisque les réactions émotionnelles telles que pleurer vont aussi à l’encontre des normes masculines. Ne pas dévoiler devient alors pour ces hommes une stratégie pour préserver un sens cohérent de leur masculinité3 .
Ensuite, les mythes populaires sur la victimisation sexuelle des garçons font obstacle au dévoilement. En voici quatre exemples :
- Un homme ne peut pas avoir été victime d’une agression sexuelle à l’enfance. Ce mythe reflète qu’un homme devrait toujours être --et avoir été-- assez fort pour se défendre ; il serait invulnérable à l’agression. Puisqu’il est rare que l’on entende parler des hommes comme des victimes d’agression sexuelle11 , ceux-ci peuvent éprouver de la difficulté à reconnaître leur expérience comme une agression sexuelle, ce qui freine leur dévoilement.
- Un garçon agressé est destiné à grandir et devenir lui-même un agresseur. La peur d’être perçus à leur tour comme de potentiels prédateurs d’enfants s’ils dévoilent avoir subi une agression sexuelle, le risque de rejet et de stigmatisation limitent le dévoilement des hommes survivants3 . Certains pères survivants rapportent que cette peur diminue leur confiance en leurs capacités parentales12 . Pourtant, les études indiquent que la grande majorité des hommes survivants ne vont jamais devenir agresseurs13 .
- Les garçons sont toujours intéressés à avoir des relations sexuelles avec des femmes. Les attitudes sociales minimisant, normalisant ou même encourageant les contacts sexuels entre les jeunes hommes et les femmes fait obstacle au dévoilement3. Les survivants craignent d’être humiliés, de ne pas être crus ou compris, voire de se faire dire qu’ils sont « chanceux » s’ils dévoilent avoir été agressés par une femme11 .
- Les garçons agressés par des hommes sont homosexuels ou vont le devenir. L’inquiétude d’être perçu comme homosexuels maintient le silence de certains hommes face aux agressions sexuelles car ils craignent des réactions homophobes3 . Certains survivants rapportent aussi une confusion face à leur orientation sexuelle, surtout s’ils ont eu des réponses sexuelles au moment de l’agression (érection, etc.). Cette idée provient de la fausse croyance que les réactions corporelles aux contacts sexuels reflètent automatiquement le plaisir et le consentement, alors qu’il s’agit de réponses physiologiques qui n’ont rien à voir avec une participation consentante du garçon agressé11 .
Enfin, le manque de services spécifiques aux hommes survivants fait aussi obstacle au dévoilement et à la demande d’aide. Plusieurs survivants ne savent pas où aller pour obtenir l’aide10 . Par ailleurs, la majorité des travailleur·euse·s de la santé ne sont pas formé·e·s pour reconnaître les symptômes (dissociation, dysrégulation émotionnelle, etc.) associés à l’agression sexuelle vécue dans l’enfance des hommes. De plus, iels ne sont pas nécessairement sensibilisé.e.s aux enjeux entourant le dévoilement. En conséquence, les hommes peuvent être moins invités à parler des agressions qu’ils ont vécues10 .
En revanche, des éléments clés peuvent favoriser le dévoilement des hommes survivants d’agression sexuelle à l’enfance :
- Déconstruire les stéréotypes de genre masculin. Il importe de promouvoir l’expression des émotions, de la sensibilité, de la vulnérabilité et de la demande d’aide chez les garçons 3 . Pour ce faire, les adultes (parents, enseignant·e·s, etc.) peuvent encourager des discussions ouvertes avec les garçons sur les discours entourant la masculinité, par exemple en remettant en question le stéréotype de l’homme invulnérable. Il est aussi possible de les encourager à partager leurs émotions avec des personnes de confiance, ou à les inviter à les écrire15 . Il est également possible de leur présenter des contenus (livres, télévision, etc.) mettant en scène des personnages incarnant une masculinité non stéréotypée ou de discuter avec les garçons lorsqu’ils sont exposés à du contenu reflétant des stéréotypes masculins16 .
- Sensibiliser quant aux mythes sur les agressions sexuelles commises auprès de garçons, notamment par l’inclusion de contenus à ce sujet dans les programmes de prévention des violences à caractère sexuel implantés dans les milieux d’enseignement et de travail.
- Augmenter l’offre de services et le financement. Il est nécessaire d’améliorer l'accès, la quantité et la qualité des services centrés sur les besoins des hommes survivants d’agression sexuelle en enfance. Ces services incluent les thérapies individuelles et de groupe, les centres de crise, etc. Une formation adéquate des professionnel·le ·s est aussi importante pour favoriser une société sensible à ces traumas10 .
- Donner davantage de visibilité à cette problématique est central pour normaliser et valider le vécu des hommes survivants, favoriser leur dévoilement, et ultimement leur bien-être. Pour ce faire, des campagnes de sensibilisation éducatives sur le sujet sont nécessaires. Ces campagnes devraient encourager les hommes à briser l’isolement et à chercher du soutien en cas de besoin.
En conclusion, l’agression sexuelle vécue durant l’enfance par des hommes est encore marquée par des tabous qui entravent le dévoilement. Les pratiques sensibles au trauma invitent à réaliser l’ampleur et les particularités de la victimisation sexuelle au masculin et à reconnaître ses effets, afin de promouvoir des réponses adaptées. Surtout, il importe d’éviter aux survivants d’être retraumatisés lors de leur dévoilement. Le dévoilement offre une opportunité à la fois fragile et riche ; dans des circonstances optimales, il marque un point tournant vers la guérison, la reprise de pouvoir et le bien-être.
La publication de article a été rendue possible grâce à notre partenariat avec le Centre de recherche interdisciplinaire sur les problèmes conjugaux et les agressions sexuelles (CRIPCAS) et grâce aux Fonds de recherche du Québec.
Pour citer cet article: Lebeau, R., et Godbout, N. (2022, 30 janvier). Ces réalités dont on ne veut pas parler. Blogue TRACE. https://natachagodbout.com/fr/blogue/ces-realites-dont-ne-veut-pas-parler
- 1Kloppen, K., Haugland, S., Svedin, C. G., Mæhle, M., etBreivik, K. (2016). Prevalence of child sexual abuse in the nordic countries : A literature review. Journal of Child Sexual Abuse, 25(1), 37‑55. https://doi.org/10.1080/10538712.2015.1108944
- 2Stoltenborgh, M., van IJzendoorn, M. H., M. Euser, E., et Bakermans-Kranenburg, M. J. (2011). A global perspective on child sexual abuse : Meta-analysis of prevalence around the world. Child Maltreatment, 16(2), 79‑101. https://doi.org/10.1177/1077559511403920
- 3 a b c d e f Easton, S., Saltzman, L. Y., et Willis, D. G. (2014). "Would you tell under circumstances like that?” : Barriers to disclosure of child sexual abuse for men. Psychology of Men & Masculinity, 15(4), 460‑469. http://dx.doi.org/10.1037/a0034223
- 4 a b O’Leary, P. J., et Barber, J. (2008). Gender differences in silencing following childhood sexual abuse. Journal of Child Sexual Abuse, 17(2), 133‑143. https://doi.org/10.1080/10538710801916416
- 5Easton, S. (2013). Disclosure of child sexual abuse among adult male survivors. Clinical Social Work Journal, 41(4), 344‑355. https://doi.org/10.1007/s10615-012-0420-3
- 6Easton, S. (2012). The disclosure process for men with histories of sexual abuse. Clinical Social Work Journal, 12, 1‑12.7 Halvorsen, J. E., Tvedt Solberg, E., & Hjelen Stige, S. (2020). “To say it out loud is to kill your own childhood.” – An exploration of the first-person perspective of barriers to disclosing child sexual abuse. Children and Youth Services Review, 113, 104999. https://doi.org/10.1016/j.childyouth.2020.104999
- 7Halvorsen, J. E., Tvedt Solberg, E., & Hjelen Stige, S. (2020). “To say it out loud is to kill your own childhood.” – An exploration of the first-person perspective of barriers to disclosing child sexual abuse. Children and Youth Services Review, 113, 104999. https://doi.org/10.1016/j.childyouth.2020.104999
- 8Dube, S.R., Anda, R.F., Whitfield, C.L., et al. (2005). Long-term consequences of childhood sexual abuse by gender of victim. American Journal of Preventive Medicine, 28, 430-438.
- 9Berke, D. S., Reidy, D., et Zeichner, A. (2018). Masculinity, emotion regulation, and psychopathology: A critical review and integrated model. Clinical Psychology Review, 66, 106‑116. https://doi.org/10.1016/j.cpr.2018.01.004
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- 11 a b c Sexual Assault Centre. (s. d.). La violence sexuelle chez les hommes. University of Alberta. Consulté le 20/12/2021 sur https://www.ualberta.ca/current-students/sexual-assault-centre/resource…
- 12Wark, J., et Vis, J.-A. (2018). Effects of child sexual abuse on the parenting of male survivors. Trauma, Violence, & Abuse, 19(5), 499‑511. https://doi.org/10.1177/1524838016673600
- 13Lambie, I., et Reil, J. (2020). I was like a kid full of revenge: Self-reported reasons for sexual offending by men who were sexually abused as children. Journal of Sexual Aggression, 0(0), 1‑14. https://doi.org/10.1080/13552600.2020.1820088
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- 16If he can see it, will he be it ? Representation of masculinity in boys’ television. (2020.). Geena Davis Institute on Gender in Media. https://seejane.org/research-informs-empowers/if-he-can-see-it-will-he-…